Pour
une Cinémathèque du Cinéma Amateur
Aujourd’hui,
il existe de par le monde de nombreuses cinémathèques[1]
et c’est « formidable ». En France, il y a celle qu’ont créée Henri
Langlois, Georges Franju et leurs amis mais il y a également la Cinémathèque de
Bretagne, celle de Toulouse, celle des Pays de Savoie, de Corse, de Charente-Maritime,
du Limousin, des Monts du Jura, etc.
La Cinémathèque des Pays de Savoie et de l'Ain à Veyrier-du-Lac
La Cinémathèque de Bretagne à Brest
Si
la Cinémathèque française et celle de Toulouse ont pour vocation première la
sauvegarde des films diffusés dans les circuits commerciaux, les autres
cinémathèques s’intéressent particulièrement aux films tournés par les
amateurs. Mais les cinémathèques régionales sont confrontées à un
dilemme : le nombre des productions des amateurs mais surtout leur
diversité font qu’elles se trouvent dans l’incapacité de sauver tous les films
qu’on leur propose. Elles se sont donc spécialisées dans la sauvegarde du
patrimoine régional dédaignant, de ce fait, tous les films qui n’ont pas de
rapport direct avec la région concernée. De plus et bien malheureusement, dans
certains cas, les films ne sont pas récupérés, seules les images numérisées
font l’objet d’une sauvegarde bénéficiant peut-être encore (on ne sait
pourquoi ?) de la réputation d’une longévité supérieure à celle de la
pellicule argentique.
Et
bien ce qu’il nous manque, aujourd’hui, alors qu’il est encore temps de sauver
le patrimoine en question, c’est une Cinémathèque du Cinéma Amateur, une
cinémathèque à l’image de la Cinémathèque française mais pour les films
amateurs, tous les films amateurs, s’interdisant de sélectionner entre les
genres, les thèmes, les cinéastes et les supports. J’ai créé l’embryon d’une
telle cinémathèque en mai 2012 mais malgré les dons et dépôts de films et de
matériels reçus, elle est restée dans un état embryonnaire et il faudrait
qu’une équipe solide la prenne en main ou bien qu’elle se dissolve dans
meilleure qu’elle.
Qu’est-ce
que le cinéma amateur ?
En
guise de réponse, on pourrait se satisfaire de cette citation de Georges
Régnier[2] :
« Cinéma d’amateur »… Cinéma : « image
animée ». Amateur : « qui aime ». « Celui-qui-aime-les-images-animées » : jolie
formule que tout professionnel ne demande qu’à prendre à son compte.
Ou
lui préférer cette définition « idéaliste » de Michel Karlof[3] :
Tant qu’un particulier (fortuné) pouvait
financer ses films sur sa cassette personnelle et pour son propre plaisir, il
s’agissait à coup sûr de cinéma amateur. Pourtant on peut considérer que tant
que dura la recherche technologique et linguistique, la production cinématographique,
même projetée à un public payant, fut fortement teintée d’amateurisme. D’où il
découle que les cinéastes qui se contentent d’exploiter, même proprement, le
filon connu et reconnu du cinéma sont des cinéastes professionnels et que ceux
qui prennent des risques, dans la recherche d’un langage différent, sont des
amateurs de cinéma professionnel. Ainsi le qualificatif d’amateur reprend toute
sa noblesse. Et toute son équivoque.
Et
qui sont les cinéastes amateurs ?
Il
y a d’abord les « pères de famille » (rarement les mères) qui filment
les premiers pas de bébé, le baptême puis les communions, les mariages, les
anniversaires, tous les événements heureux de la vie y compris les vacances,
tout naturellement. Et puis il y a ceux qui filment autrement les vacances, ils
font des films de voyage. Les images sont soignées, les plans sont judicieusement
montés et puis on ajoute un commentaire, parfois savant. Il y a ceux qui, avec
plus ou moins de réussite, imitent le cinéma professionnel. Ils réalisent des films
de fiction ou des documentaires. Quelques-uns profitent de leur liberté
d’amateur pour réaliser des œuvres singulières. Il y a ceux qui, plus ou moins
consciemment, font œuvre d’ethnographe, d’historien ou de journaliste. Ce sont
parfois les photographes locaux. J’ajouterai à tous ces amateurs les artistes
qui ont une approche différente du cinéma mais sans chercher une diffusion
professionnelle de leurs travaux.
Il
y a « quelques années », je réfléchissais déjà à ces questions[4] :
L’amateur,
dans les domaines artistiques, gagne en liberté ce qu’il perd en moyens et en
temps. C’est une constatation et il serait dommage de ne pas profiter de
l’avantage. Sur ce point, à l’occasion d’un article concernant « L’Espoir »
d’André Malraux, le critique cinématographique André Bazin entamait une
réflexion :
- Une œuvre
collective peut avoir « du » style mais il est presque impossible que le
principal réalisateur parvienne à s’imposer suffisamment à toute l’équipe pour
que l’œuvre atteigne un style aussi personnalisé que dans les arts individuels.
Il n’est guère que le film d’amateur qui parvienne paradoxalement, grâce à la
pauvreté de ses moyens, à une liberté d’expression que la lourde machine
commerciale ne permet pas ; C’était aussi le cas du film muet, moins tributaire
de la technique et où le montage (moment absolument individuel de la création)
jouait un plus grand rôle. Il restait du reste dans beaucoup de films muets
quelque chose de l’amateurisme. Nous le voyons bien dans l’œuvre de Vigo et
l’on peut se demander si la crise de croissance décisive du metteur en scène
moderne, celle qui décide de sa santé future, ne réside pas dans la liquidation
du film d’amateur dans le film commercial.
La
liberté de ton, la fraîcheur, l’insolence, voici des qualités dans lesquelles
tout film d’amateur devrait se draper. Ce n’est bien sûr pas souvent le cas. La
plupart du temps, pour les films familiaux, on filme la vie comme elle va,
sagement, sans « vague », dans le respect des conventions et de la « bonne
morale ». On fixe sur la pellicule tous les moments « heureux » de l’existence,
en fait, les plus conventionnels, en se gardant bien d’aborder des événements
plus graves, des excentricités ou des instants décalés comme si la gaieté,
inhérente à l’action de filmer, devait se cantonner à la banalité. En fait, la
liberté ça se gagne et ça se mérite. Il est parfois bien difficile de lui
rendre hommage.
André
Bazin cherche ensuite dans certains films de certains réalisateurs une parenté
avec le cinéma d’amateur qui pourrait expliquer quelques échecs commerciaux,
selon lui.
- Alors que dans
l’œuvre commerciale le metteur en scène ne doit songer qu’au public, il reste
dans les meilleurs films de Renoir je ne sais quelle délectation à usage
interne, quelle complicité des copains qui font un film ensemble pour leur
plaisir. Aussi « La Règle du jeu » n’est-elle pas parvenue à sortir des clubs
où la censure n’est pas seule à la confiner.
L’évolution
actuelle du cinéma américain qui tend à l’élimination du style individuel au
profit d’une stylistique de plus en plus anonyme va dans le même sens :
l’exclusion de toute trace d’amateurisme.
Le problème qui
pourrait se poser à propos de Malraux serait de savoir dans quelle mesure «
L’Espoir » reste un génial film d’amateur, bien qu’il ait été tourné en studio
avec des acteurs et un opérateur professionnel…
Il
y aurait donc un « style » cinéma d’amateur qui ne serait pas seulement
inhérent aux films d’amateurs mais qui pourrait également se rencontrer dans
certaines productions professionnelles. Quels seraient les éléments
déterminants d’un tel style ? L’ambiance « bande de copains », même s’il peut
s’agir d’un de ces éléments, ne me semble pas primordiale. La spécificité du
cinéma amateur me semble plus porter sur le regard du cinéaste qui dans le
cadre de son activité sera à la fois réalisateur, caméraman et monteur. Il
m’est arrivé de constater, en voyant des films de voyage, de me dire que tels
ou tels plans n’auraient pu être filmés par un journaliste ou un caméraman
professionnel car leurs regards sont déformés par une certaine vision des
choses, convenue, préétablie. Seul le regard de l’amateur, ou le talent d’un
documentariste, serait capable d’apporter la surprise chez le spectateur, de
capturer les choses précieuses en opposition radicale aux scoops
journalistiques. Encore une fois, je ne prétends pas que le cinéma d’amateur
tel qu’il est constitue une quelconque caverne d’Ali Baba remplie de trésors
inestimables, mais simplement, il recèle des capacités réellement importantes
qu’il ne tient qu’à lui de mettre en avant, d’explorer.
Pourquoi
une cinémathèque ?
On
peut faire remonter la naissance du cinéma amateur à l’invention, en 1922, par
Charles Pathé (avec Pierre-Victor Continsouza), du format réduit 9,5 mm et du
projecteur Pathé-Baby, conçus pour le plus large public. La caméra adaptée au
format apparut en 1923. La même année, Kodak lança le format substandard 16 mm prévu également
pour les amateurs. Le format 8 mm, de Kodak, naquit en 1932 et le super 8 mm
(et le single 8 japonais) lui succéda en 1965. La vidéo analogique commença à
détrôner le cinéma argentique des amateurs dès la fin des années 70. Tout cela
pour dire l’importance en volume et en qualité du patrimoine que représentent
les films tournés par les cinéastes amateurs. Depuis 1923, quantité
d’événements familiaux, locaux, nationaux ont été inscrits sur pellicule puis
sur bande magnétique, des quantités de lieux détruits, dénaturés, de paysages
remodelés, de petits métiers disparus et puis toutes ces familles, tous ces gens,
ces inconnus immortalisés par le cinéma !
Il
y a donc ce genre de cinéma, précieux pour les archivistes, les historiens,
mais pas seulement. Et puis il y a toutes ces fictions, ces essais, ces
recherches audacieuses : films maladroits, intéressants ou brillants qu’il
faut préserver à tout prix.
La
richesse du cinéma amateur, on peut actuellement l’imaginer mais guère
l’appréhender sous tous ses aspects.
Le
rôle des cinémathèques régionales est important mais pas suffisant : une
cinémathèque plus généraliste se doit de récupérer et de mettre à la
disposition de tout un chacun ce qui n’intéresse guère les régions.
Comment
pourrait-elle fonctionner ?
La
Cinémathèque du Cinéma Amateur se doit de récupérer, restaurer et sauvegarder
tous les films, sans sélection car, comme le précisa, à une époque Henri
Langlois, on n’est pas en droit de juger de la valeur des films et par
conséquent de choisir ceux qu’il convient de conserver et ceux que l’on
pourrait se permettre d’ignorer. Mais elle se doit également de récupérer le
matériel approprié nécessaire à la survie des films : caméras, projecteurs,
tables de montage, etc.
Il
faut également rassembler tout ce qui concerne les cinéastes amateurs
(photographies, éléments biographiques, etc.) et tout ce qui concerne le cinéma
amateur dans son ensemble avec son volet films d’éditions inauguré dès 1922
avec la filmathèque Pathé.
Et
puis, pour rester encore sur les positions de Langlois, ces films sont destinés
à être projetés dans leur format d’origine pour pouvoir les apprécier à leur
juste valeur avec la lumière, les couleurs, le grain et la définition qui les
caractérisent. On n’imagine pas présenter une exposition de photocopies à la
place des dessins originaux ! Ça viendra peut-être !
Ainsi
la mise à disposition du public, citée plus haut, devrait se faire, à mon avis, par des
projections publiques et avec la possibilité, à la demande, de consulter les
films sur visionneuse. Concernant la sauvegarde des films, l’absence de négatif
pour la quasi-totalité des films amateurs complique les choses. Cependant le
tirage de copies de sauvegarde dans les formats d’origine des films les plus
fragiles ne reviendrait pas plus cher que la numérisation à outrance largement
pratiquée aujourd’hui. Techniquement, cela ne poserait pas de gros problèmes.
Il suffit de le vouloir et de le décider.
Une
vaine aspiration ?
Bien
sûr, il y a quelque chose de dérisoire à tenter de sauver toutes ces choses
d’une lointaine (peut-être) mais quasi inévitable destruction, un peu comme dans
une course à l’immortalité et puis quand on pense au volume d’objets à
préserver, ça donne le vertige. Cependant je ne peux m’empêcher d’aimer
profondément cette propension cinéphilique acharnée à lutter contre l’oubli et
le néant et de croire qu’il se trouvera bien un nouvel Henri Langlois pour le
Cinéma Amateur, le plus tôt sera le mieux !
Michel Gasqui
Paru dans Cinéscopie n°43, Septembre 2016.
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